jeudi 17 mars 2011

POUR/QUOI... HORS /JEU ?


« la mimèsis de rien, c’est le jeu »
Philippe Lacoue-Labarthe



Être, hors, jeu ou être-hors-jeu: c’est littéralement sur un mode ternaire mêler et démêler selon une dialectique contrariée, l’ontologique, le sociétal et le ludique. Chacun de ces termes étant consubstantiels à l’autre. Notre ambition alors est de provoquer une insubordination, une dislocation dans cette rhétorique sage de mots, dans cette collusion systémique de concepts, dans cette suite linéaire de principes.

Ainsi être « hors jeu » : ce n’est pas être dans l’abandon ou le refus du jeu ou de ses règles mais c’est être dans le dévoiement malicieux de celui-ci et de celles-ci. C’est continuer à jouer de façon ouverte mais contradictoire, de façon affirmée mais dérisoire, de façon obvie mais têtue.
Il faut non pas jouer le jeu mais se jouer du jeu, déjouer l’enjeu.
Ce jeu et cet enjeu sont les métaphores et les champs où l’être, l’individu, la collectivité se (re)trouvent impliqués, conditionnés, soumis.

Prenant en compte ces logiques prégnantes et efficientes il nous faut se jouer de la spatialité, de la temporalité et de la ritualité selon lesquelles elles fonctionnent en les accentuant, en les déconstruisant, en les dépassant.

Se jouer de ces institutions et de ces instances idéologiques (désolé pour le pléonasme) pour déjouer une fin de partie annoncée, un coup de sifflet émis ou un carton jaune ou rouge reçu de l’arbitre du match (incarnation de la Loi). Tout cela im-posé selon une sémiurgie(*) conventionnelle, binaire et manichéenne.

Se tenir ainsi hors des visions panoptiques, des divisions totalisantes, des règles arbitrales, de l’arbitraire règlementaire, des règlements intérieurs qui organisent et structurent ces pensées doxiques, ces éthos étriqués…

Il faut donc savoir et apprendre à déborder ce cadre ainsi posé, ce socle épistémique sur lesquels justement reposent les lieux communs, les habitus (**) sociétaux, les bienséances circonstancielles. Il faut savoir et apprendre la tricherie salvatrice, la rhétorique du geste, l’idéologie du détour et recouvrer cette « mètis »(***) antique en l’actualisant et en l’adaptant à nos espaces postmodernes autrement dit erratiques, anachroniques et anomiques.

Tout en demeurant grégaire sans être ni dans le troupeau ni dans la meute.
Hors-jeu, en cela sera un titre ludique, un intitulé sous forme de trope, un principe de décentrement, une intention programmatique, une posture intellectuelle. Il sera surtout un espace, un support, et un moyen de réflexion et d’expression pour précisément en finir...et recommencer...avec notre monde contemporain.


(*) Tout comme la démiurgie qui naguère, à ces epoques où le sacré faisait foi organisait le monde selon la volonté des dieux, la sémiurgie est désormais, depuis la généralisation des moyens de production et d’information de masse, l’action selon laquelle le signe (en tant que représentation, en tant que marchandise, en tant qu’objet virtuel) fait loi et structure le réel.
(**) Depuis Aristote en passant par Norbert Elias jusqu’à Pierre Bourdieu, c’est la façon dont l’individu ou un groupe font correspondre leurs gestes, leurs comportements, leurs idées à un ensemble de règles et de normes propre à une société (au sens de classe et de culture).
(***) Chez les grecs, Métis était l’incarnation de la sagesse et de l’intelligence rusée

À CONTRETEMPS, une introduction



Comment cela a-t-il réellement commencé ? Était-ce par la main de Thierry Henry ou par autre chose ? Le coup de tête de Zinédine Zidane quelques années auparavant peut-être ? Et la vie dans tout ça… Je veux dire la société française, le quotidien, le monde, loin de toutes ces anecdotes footballistiques, qu’en est-il ? Y a-t-il un lien entre tous ces événements, ces lieux, ces espaces géographiques ?

Certainement que tout ça fait partie de la vie. L’important, l’anecdotique et j’en passe, c’est la vie… non ? Il arrive même que l’anecdotique s’élève jusqu’à des hauteurs qu’on ne le soupçonnerait pas capable d’atteindre et devienne important. Ce fut le cas en 1998…

Nous y voilà donc, le football encore et toujours. La victoire de la France au Mondial de cette année là avait été célébrée comme un événement qui allait changer en profondeur les relations entre les français de toutes origines. On parlait alors de la France « black blanc beur », de toutes les couleurs qui la composent. Bien évidemment certains lucides, mais alors considérés comme des pessimistes, relativisaient d’avance la portée de l’événement. Ils estimaient à juste titre que cette appellation « black blanc beur », présageait du ratage à venir de cette cohésion sociale tant souhaitée, tant espérée. La suite allait très vite leur donner raison. Le Front National s’est invité au deuxième tour des élections présidentielles de mai 2002. Jacques Chirac a été réélu avec un score qui en disait long sur le sentiment d’urgence et l’absence d’alternative. Un quinquennat puis il s’en est allé alors est venu l’actuel gouvernement. La suite vous la connaissez.

C’est à partir de là que tout a commencé, que nous avons décidé de réagir. Nous avions commencé à réagir bien avant cette date mais disons que cette fois-ci nous réagissons de concert. Le temps, la maturité, les opportunités et puis l’urgence de la situation nous y ont fortement poussés, aidés. Quand je dis nous, j’entends bien évidemment nous les membres de l’équipe de ce blog nommé Hors jeu, pour les raisons que nous vous avons exposé plus avant.
Mais pourquoi repartir du mondial 1998, me direz vous ?

Parce que dans cette épisode du mondial 1998, se trouve concentré un ensemble d'éléments qui permettent d'aborder des thèmes variés qui concernent le vivre ensemble. De plus, il était important pour nous de revenir en arrière pour reprendre le fil de la narration. Comprendre ce qui s’est passé, pour que cet événement- qui, d’une certaine manière, s’est achevé avec la mésaventure de l’équipe de France de football au mondial 2010 - semble si loin dans les esprits. Certes, 1998 ça paraît loin, mais dans les faits, douze ans c’est peu quand on se souviens des espoirs placés dans cet instant par nombre d'entre nous.

L’idée est somme toute simple, commencer par le souvenir de cette victoire des Bleus en 1998 que chacun d’entre nous a vécu à sa manière. Prendre cette victoire pour ce qu’elle fut, à savoir un moment de joie et de partage certainement et puis d’étirer ce moment, non pas de façon attentiste mais active. Parce que nous considérons d’une part, qu’il n’est jamais trop tard et parce que d’autre part, cette victoire fut un symbole et nous devons la prendre comme telle. Elle a eu lieu sur un stade de foot certes, mais nous voulons qu’elle en déborde, qu’elle se manifeste dans notre quotidien.

Un feu ça s’entretient ! Nos actions iront donc dans ce sens. Nous résisterons à notre manière face aux discours qui tenteraient de nous faire définitivement perdre espoir et conscience.
D’aucuns étaient loin de l’événement, physiquement ou géographiquement parlant, d’autres de manière disons mentale. Mais tous ont une histoire à raconter en lien avec ce moment là. C’est à ces histoires que nous nous intéresserons ici. Ce sera pour nous l’occasion d’amorcer une réflexion qui très vite vous vous en rendrez compte vous apparaîtra peut-être moins triviale qu’il n’y paraît de prime abord.

Les histoires vont s’enchaîner de manière épisodique, à la façon d’un feuilleton, selon une cadence qui sera fonction de la longueur des textes. Prenez les pour ce qu’elles sont, à savoir, avant tout, des aventures humaines.
Nous espérons vous faire rire, pleurer et qui sait pourquoi pas réagir.

Bonne lecture.

L’équipe Hors/jeu

Le boomerang de la « diversité »


Sport populaire parfois méprisé par une certaine élite[1] et demeurant toujours un moyen - bien qu’aléatoire - d’ascension sociale pour les plus défavorisés, le football est ainsi devenu depuis 1998 une sorte de caisse de résonance de la société française, comme l’a encore montré dernièrement l’emballement médiatico-politique[2] autour de l’équipe de France lors de la Coupe du monde 2010. Les propos de vestiaires et surtout la « fronde » menée par les 23 « bleus » avant leur dernier match contre le Mexique focalisent en effet l’opinion, au point de mobiliser une commission de parlementaires[3]. Comparés à « une bande de voyous qui ne connaît qu’une morale, celle de la mafia » des cités par Alain Finkielkraut, à des « caïds immatures qui commandent à des gamins apeurés » par la Ministre des Sports[4], Roselyne Bachelot, l’équipe de France, ne franchissant pas le premier tour éliminatoire de la compétition, provoque ainsi ouvertement toutes sortes de commentaires, allant bien au-delà de la surveillance de La Marseillaise chantée ou non par certains joueurs. La génération de « racailles milliardaires » de 2010 - majoritairement issue des quartiers populaires tout en aillant passé son adolescence dans les centres de formation du football français - est jugée « indigne » de porter le maillot de l’équipe nationale. Elle devient alors le reflet, le négatif, de celle de 1998 et la « diversité » des origines (mais aussi religieuse)[5], autrefois louée[6], semble aujourd’hui source de discordes. En fait, sous couvert de propos explicatifs de la déroute sportive, on assiste à la construction médiatique et insidieuse d’un amalgame noirs, caïds, banlieues, ethnicisation des rapports entre joueurs, comme le dénonce Fadela Amara, secrétaire d’Etat à la Ville[7]. Dans ce climat, la non-sélection des trois joueurs issus de l’immigration maghrébine (Hatem Ben Arfa, Karim Benzéma et Samir Nasri) est finalement vue à posteriori comme une sorte de soulagement : « Au moins, on ne peut pas dire que c’est la faute des arabes ».

Au regard de ces quinze dernières années, force est donc de constater que l’équipe de France est devenue, suivant les opportunités créées par le fait sportif, le prétexte à toutes les extrapolations et qu’elle cristallise finalement ponctuellement les questions d’identitaires inhérentes à la société française.

Sport médiatiquement roi, le football est en effet, par son décorum et ses accessoires (hymnes, couleurs de maillots, écharpes de supporters, …), propice à exalter les identités à l’occasion de rencontres où la dimension symbolique vient s’ajouter à l’aspect sportif[8]. « Fait social total »[9] et « théâtralisation expressive des appartenances sociales »[10], le football cristallise ainsi les enjeux de la société dans et autour du stade, tandis que l’équipe de France devient le miroir déformant dans lequel viennent se refléter les désirs ou les craintes et angoisses du moment.

Toutefois, le traitement médiatique autour de la déroute de l’équipe de France au cours du dernier mondial semble montrer une évolution de la manière d’aborder les joueurs français d’origines étrangères. Autrefois, les journalistes demandaient de façon récurrente à des footballeurs comme Platini ou Zidane - capitaines de l’équipe de France - de définir leurs liens avec le pays d’origine de leurs grands-parents ou parents aux moments des rencontres France / Italie[11] ou France / Algérie. Aujourd’hui, ces questions ponctuelles de « loyauté » individuelle de joueurs issus de l’immigration envers le drapeau français semblent devenues chez certains une suspicion plus fondamentale : sont-ils « dignes » de porter le maillot bleu ? Bien évidemment, de telles interrogations ne sont pas nouvelles. Seulement jusque-là, leurs auteurs les formulaient uniquement à l’égard de joueurs naturalisés, à l’instar de Lucien Dubech, journaliste sportif à l’Action française, qui trouvait « indécent », en 1938, d’inclure Auguste Jordan – autrichien naturalisé[12] – à l’effectif national au motif qu’il ne savait pas ce qu’était « qu’être français »[13]…

Doit-on en conclure que la société française est devenue au fil du temps plus sensible au « démon des origines »[14], ou n’est-ce qu’un épiphénomène lié au prisme de la défaite ? Toujours est-il que le débat autour de « l’identité nationale », lancé le 2 novembre 2009 par Eric Besson, Ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, a fait désormais place à celui de « l’identité » de l’équipe nationale.

Fabrice Grognet

Ce texte est extrait d'un texte plus développé, paru dans le catalogue de l'exposition "Allez la France, football et immigration " paru au éd. Gallimard CNHI Musée National du Sport, 2010 et placée sous la direction de Claude Boli,Yvan Gastaut et Fabrice Grognet.
Lire la suite du texte "Football miroir de la "diversité" de la société française ?" sur ce même site Hors/jeu.


[1] Voir Christian Bromberger, 1995, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’homme.

[2] Souligné par l’autorité sportive de la FIFA.
[3] Le refus de l’entraîneur, Raymond Domenech, de serrer la main de son homologue et adversaire d’un jour, Carlos Alberto Parreira, à l’issue de la rencontre France / Afrique du Sud, ne suscite en revanche que peu de réactions.
[4] Par son statut, la Fédération Française de football a délégation de « service public » par le Ministère de le Jeunesse et des Sports ; voir Pierre Bourdieu, 1998, « L’Etat, l’économie et le sport », in Hugh Daucey et Geoff Hare (ed.), France and the World Cup : The National Impact of a World Sport Event, Londres, Franck Cass Publischers, pp : 15-21.

[5] Voir notamment les déclarations du journaliste Eric Zemmour à propos des joueurs musulmans de l’équipe de France (RTL, 21 juin 2010).

[6] Voir Yvan Gastaut, 2008, Le métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ?, Paris, Autrement.
[7] « Il y a une tentation d'ethniciser ce qui se passe. Tout le monde condamne les quartiers populaires. Il y a un sentiment de doute sur le fait que les personnes issues de l'immigration ne sont pas capables de respecter la Nation » (dépêche AFP du 22 juin 2010).
[8] Voir Albrecht Sonntag, 2008, Les identités du football européen, Grenoble, PUG ; Pascal Boniface (dir.), 1998, Géopolitique du football, Bruxelles, éditions Complexe.

[9] Marc Augé, « Football : de l'histoire sociale à l'anthropologie religieuse », Le Débat, n° 19, 1982.
[10] Christian Bromberger, 1998, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard.
[11] À force de répondre à ce type de questions, Michel Platini avoue s’être demandé : « Avant France - Italie, quand j’écoutais les hymnes, j’étais ému et je me disais qui es-tu ? J’étais ému par les deux hymnes. Je suis français, pas de doute, et, il y a le cœur, mais il y a aussi le sang, la famille, le père… » (Michel Platini, 1987, Ma vie comme un match, Paris, Laffont). Toutefois, lorsque Christine Ockrent lui demande la même année sur TFI s’il « a eu le sentiment d’appartenir à une famille d’immigrés », Michel Platini est sans équivoque : « Non, pas du tout. Moi je suis la troisième génération (…) Mon père a choisi la nationalité française, donc moi, je suis né Français. Jamais je ne me suis considéré comme un Italien » (Le Monde en face, 1er Octobre 1987).

[12] Voir Yvan Gastaut, 2006, « Le football français à l’épreuve de la diversité culturelle » in Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane (dir.), Le football dans nos sociétés. Une culture populaire 1914-1998, Paris, Autrement.

[13] Dans ces diatribes contre l’équipe de France à partir de 1996, Jean-Marie Le Pen s’est régulièrement servi du même raisonnement en séparant les « vrais » Français, des « Français de papiers », expression rendant artificielles les naturalisations, voire les nationalités acquises par l’immigration des parents.

[14] Hervé Le Bras, 1998, Le démon des origines, éd. de l'Aube.

mardi 22 février 2011

L’équipe de France : miroir de la « diversité » de la société française ? Fabrice Grognet


À l’image de la société française, le championnat de France de football alterne donc entre des phases d’ouverture et de fermeture vis-à-vis des joueurs « étrangers » autorisés. Mais, si le championnat de France génère une immigration à la logique purement sportive et aux nationalités peu représentatives de l’ensemble des travailleurs migrants, l’équipe de France est souvent vue quant à elle, depuis les années 1990 notamment, comme « un raccourci d’un siècle d’immigration »[1] lié à l’industrialisation de la France.

La présence de descendants d’immigrés ou d’immigrés naturalisés en équipe de France est en effet visible avant même les années 1930[2], moment où se mettent en place les compétitions internationales et en particulier la Coupe du monde. Seulement, le football n’est pas encore un « ascenseur social » efficient pour les milieux populaires et les enfants de l’immigration industrielle, comme il le sera après guerre. Toutefois, à l’occasion de la Coupe du monde de 1938 se déroulant en France, les « bleus » - avec Alfred Aston (fils d’un Anglais garçon d’écurie à Chantilly), Auguste Jordan (Autrichien naturalisé à la suite de l’Anschluss), Ignace Kowalczyk (Polonais naturalisé), Hector Cazenave (Uruguayen naturalisé), Laurent Di Lorto (d’origine italienne), Abdelkader Ben Bouali (né en Algérie), Raoul Diagne (fils du premier député « noir », Blaise Diagne) et le franco-suisse Roger Courtois - constituent en, quelque sorte, une équipe « Black-Blanc-Beur » avant l’heure, perdant en quarts de finale face à l’équipe d’Italie, futur vainqueur de l’épreuve.

Au cours des années 1950, les enfants d’immigrés polonais ou italiens embauchés dans les mines françaises affirment leur présence dans l’équipe nationale, avec notamment Raymond Kopaszewski (dit « Kopa »)[3], Roger Piantoni, Thadée Cisowski, Léon Glowacki ou encore Marian Wizsniewski. Après le temps des footballeurs professionnels « naturalisés », l’équipe de France entre ainsi dans l’époque des « fils d’ouvriers » et devient alors une alternative possible aux déterminismes sociaux, une « méritocratie républicaine » par le sport dans laquelle émerge certaines figures issues de l’immigration.

Dans les années 1980, Michel Platini, Patrick Battiston (petits-fils d’Italiens), Luis Fernandez (né en Espagne et naturalisé français), Yannick Stopyra (petit fils d’un mineur Polonais), Manuel Amoros (fils d’Espagnols), Bruno Bellone, Jean-Marc Ferreri (fils d’Italiens), Alain Giresse (de mère espagnole) ou encore Jean Tigana (né à Bamako, au Mali) font, à leur tour, les beaux jours de l’équipe de France. Au moment où la question de l’immigration apparaît le plus souvent comme un « douloureux problème »[4] dans le débat public et tandis que le championnat de France voit une résurgence des comportements racistes autour de joueurs d’Afrique subsaharienne[5], les journalistes sportifs Lionel Chamoulaud[6] et Didier Braun[7] présentent en contrepoint une dimension finalement longtemps ignorée de l’équipe de France : sa composition reflète une « intégration réussie » par le sport.

Moins de deux ans après l’arrêté d’expulsion des « sans papier » de l’église Saint-Bernard (août 1996) ayant remis la question des immigrés en situation irrégulière sur les devants de l’actualité, l’équipe de France « Black, Blanc, Beur » - selon l’expression médiatique - remporte la Coupe du monde le 12 juillet 1998. Cet événement sportif « de caractère ludique qui a pris une dimension historique »[8] et son retentissement dans l’opinion permettent alors de mettre en scène la « diversité », le « métissage »[9] de la France, par le biais d’une « foire aux origines »[10] entretenue autour de l’effectif de l’équipe. L’effet « Black, Blanc, Beur », avec comme figure de proue Zinédine Zidane et renvoyant « dos-à-dos adversaires du ballon rond et adversaires des immigrés »[11], attire ainsi rapidement l’attention du monde politique. En effet, comme le souligne Patrick Devidjian, alors député des Haut de Seine, « même si l’intégration ne se fait pas facilement, un événement comme celui-là fait reculer le racisme. L’idée que l’intégration est possible va avancer au sein d’une droite qui jusque-là en doutait… Il y en a un qui a vraiment l’air d’un con, c’est Le Pen » (Libération du 16 juillet 1998).

Depuis 1996, le chef de l’extrême droite française prend en effet régulièrement l’effectif de l’équipe de France comme nouveau vecteur pour médiatiser son traditionnel discours sur l’immigration. Déplaçant le sport sur le terrain de la politique, Jean-Marie Le Pen juge alors « artificiel que l'on fasse venir des joueurs de l'étranger en les baptisant équipe de France », tout en soulignant le fait que les joueurs ne chantent généralement pas l’hymne national « ou, visiblement, ne le savent pas »[12].

Mais avec la victoire de 1998, la « boite de Pandore » médiatique semble définitivement s’ouvrir. Dans le discours des politiques, l’équipe nationale de football tend alors à être instrumentalisée[13] pour fortifier un modèle républicain remis en question, notamment avec la crainte d’un développement du communautarisme à l’anglo-saxone. Aussi, après les trajectoires sociales individuelles de Raymond Kopa, Luis Fernandez ou encore de Michel Platini, qui avaient déjà valeur d’exemples[14], la « génération 1998 » semble opportunément apporter la preuve concrète de l’efficacité d’un « creuset français »[15], d’une « intégration à la française » réussie.

Seulement, l’enthousiasme suscité par l’équipe « Black, Blanc, Beur » retombe comme un soufflé, montrant que cette victoire des « bleus » d’une France « multicolore » n’a finalement créé qu’un « temps suspendu »[16]. Trois ans plus tard, le 6 octobre 2001, toujours au Stade de France, la Marseillaise est sifflée à l’occasion d’un match amical France - Algérie, présenté certes comme une rencontre sportive inédite[17], mais également comme un évènement politique des deux côtés de la Méditerranée compte tenu du passé colonial liant les deux pays. Lors de deux autres match amicaux (France - Maroc du 17 novembre 2007 et France - Tunisie du 14 octobre 2008), La Marseillaise est à nouveau sifflée par de jeunes Français issus de l’immigration, préférant supporter le pays de leurs « origines » : « Il y a trente ans, quand je jouais avec l’équipe de France, La Marseillaise était sifflée sur tous les terrains. Mais à l’époque, les politiques ne s’intéressaient pas au football et ça ne choquait personnes. Aujourd’hui, c’est devenu une obligation, pour un homme politique, en fonction de son étiquette, de se positionner. Une fois encore, le football est pris en otage par le monde politique car cette histoire de sifflets est devenue une affaire politique qui n’a plus rien à voir avec le sport.

Je ne vois pas dans les sifflets qu’on a entendu au Stade de France un manque de respect ou une insulte à la France mais simplement des manifestations contre un adversaire d’un soir, en l’occurrence l’équipe de France, que l’on veut battre. Dans d’autres occasions, je suis certain que les mêmes jeunes qui ont sifflé La Marseillaise chantent l’hymne national quand l’équipe de France dispute un match de l’Euro ou de la Coupe du monde » (Michel Platini, Le Monde, 18 octobre 2008).

Toujours est-il qu’après avoir provoqué un rassemblement patriotique, le football semble alors révéler - voire renforcer[18] - des fractures au sein de la société française et des failles dans le système républicain[19], comme le souligne l’ambassadeur d’Algérie en France, Mohamed Ghoualmi, à l’issue du match France-Algérie de 2001 : « Ce qui s’est passé au Stade de France est l’expression inconsciente de la frustration de toute une génération, dont l’intégration ne se fait pas très bien. Ils ont avant tout manifesté le désir de s’exprimer vis-à-vis de a société française et ils ont trouvé au Stade de France un terrain favorable »[20].

En marge de ces rencontres, les performances toujours plus médiatisées de l’équipe de France suscitent en retour des commentaires qui n’ont plus aucun lien avec les évènements sportifs et qui visent à créer des différences au sein d’une même nationalité de sportifs. Ainsi, dans un entretien au quotidien israélien Haaretz, le philosophe Alain Finkielkraut juge l’équipe de France « black, black, black, ce qui fait ricaner toute l’Europe » en 2005. Dès lors, l’exigence envers l’équipe nationale de football tend à ne plus être seulement sportive et les « bleus » doivent être, de manière plus ou moins insidieuse, à l’image d’une France « désirée », voire fantasmée.

Fabrice Grognet

Ce texte est extrait d'un texte plus développé, paru dans le catalogue de l'exposition "Allez la France, football et immigration " paru au éd. Gallimard CNHI Musée National du Sport, 2010 et placée sous la direction de Claude Boli,Yvan Gastaut et Fabrice Grognet.
Lire la suite du texte "Le boomerang de la "diversité" sur ce même site Hors/jeu.


[1] Voir Didier Braun, 2000, « L’équipe de France de football, c’est l’histoire en raccourci d’un siècle d’immigration », Hommes & Migrations n°1226, pp : 50-56.
[2] L’équipe de France existe officiellement à partir de 1904, année de la création de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association), tandis que le franco-belge Maurice Vandendriessche, premier joueur d’origine étrangère, sera sélectionné à deux reprises en 1908.
[3] Camille Cottin, à l’époque entraîneur du Club d’Angers, donne ce surnom au jeune Raymond Kopaszewski : « Arrivé au siège du club angevin, il annonce, péremptoire : ‘‘Ce ne sera plus Raymond Kopaszewski, mais Raymond Kopa ! Cela sonne bien et se retient mieux’’. Me voilà définitivement rebaptisé. L’histoire peut se mettre en marche » (Raymond Kopa et Patrice Burchkalter, 2006, KOPA par Raymond KOPA, Paris, Jacob-Duvernet, p :57).
[4] « Les immigrés en France », Le Monde, dossiers et documents, n°115, 13-14 mai 1984, p :1.
[5] Une situation dénoncée notamment à l’époque par les footballeurs camerounais Joseph-Antoine Bell et Roger Milla.
[6] Journal télévisé d’Antenne 2 du 30 Octobre 1985.
[7] Dans une série d’articles de L’Equipe (28, 29, 30 et 31 janvier 1986) intitulée « Touche pas à mon foot », en référence au logo de l’association « SOS Racisme » crée en 1984.
[8] Voir Edgard Morin, 20 juillet 1998, « Une extase historique », Libération.
[9] La notion même de métissage, aujourd’hui utilisée dans le sens commun pour évoquer les adoptions et échanges culturels, implique toutefois celle de pureté originelle et demeure liée au paradigme racial élaboré au XIXe siècle.
[10] Yvan Gastaut, 2008, Le métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ?, Paris, Autrement, p : 37.
[11] ibid : 57.
[12] Voir Le Monde, 25 juin 1996.
[13] « Ce terme, « black blanc beur », est pour moi complètement fabriqué. Beaucoup de politiques en ont profité pour parler de la communion entre différentes races et les Français de souche. Cela arrangeait tout le monde. Mais la réalité est autre et c’est un peu dommage » Jean-Alain Boumsong, L’Equipe magazine n°18759, novembre 2005.
[14] Voir Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, 1990, « L’immigration dans le football », Vingtième siècle. Revue d’histoire, Vol.26 n°1, pp : 83-96.
[15] Gérard Noiriel, 1998, Le creuset français, Paris, Seuil.
[16] Michel Schifres, 11 juillet 1998, Le Figaro.
[17] Premier match de l’histoire entre les sélections « A » des deux pays.
[18] A l’issue du match France-Algérie du 6 octobre 2001, un sondage IPSOS (effectué le 12 et 13 octobre) révèlent alors que 56% des Français jugent les incidents «graves, car ils témoignent des difficultés d'intégration d'une partie de la population française d'origine musulmane».
[19] Voir Yvan Gastaut, 2008, « Le sport comme révélateur des ambiguïtés du processus d’intégration des populations immigrées : le cas du match de football France-Algérie », Sociétés Contemporaines n°69, pp. 49-72.
[20] Mohamed Ghoualmi in Aomar Baghzouz, 2004, « France-Algérie : rejouer le match ? », Outre-Terre n°8, pp : 191-194.


mercredi 19 janvier 2011

BLEU ET SANS CIEL


Les anges ont créé Dieu pour que l'on croie aux anges. Mais ils ont dus laisser filer le Temps, cet assassin qui inventât la Mort sous enveloppe humaine. Il a fallut dépêcher à tire-d’aile des moissonneurs très particuliers, des mareyeurs qui récoltent ces pellicules sénescentes semées par le retrait du Temps.
12 juillet 1998. Cordes-sur-Ciel.
Arrimée sur un mont séculaire du Tarn, Cordes-sur-Ciel se détache de la terre à certaines saisons, comme pour indiquer aux êtres que les pierres ont été posées ici de fait divin. Un doigt invisible dessine alors un brouillard cristallin que le soleil allume, et la cité prend son envol immobile le temps d'un réveil. Cordes-sur-Ciel: le ciel est descendu à Cordes pour y amasser un peu d'éternité, car les pierres ont le privilège d'être façonnées du temps qu'ont mit les hommes à apprendre la Beauté.
Le soir à Cordes se fait pas furtif sur les pavés: c'est un allumeur de réverbère qui se dépêche d'enflammer la cité. Puis celui-ci, avant tout le monde, se lève au matin, éteint la nuit et met ses habits de cocher afin de conduire élégamment le soleil au-dessus de Cordes qui revêt les haubans de Phébus sur sa peau de damier minéral de grès rose et blond.
Le voyageur distrait s'aventure de peines à Cordes mais ne quitte pas la montée centrale où, il est vrai, s'éploient les façades gothiques du 13ème siècle les plus fameuses qui narrent l'histoire de cette cité d'une voix figée de pierres sculptées en haut-relief. Mais nul n'en a encore saisi les basses fréquences...
Rue Saint-Michel. A travers les hourras!
De l'église du même nom, cette rue descend vers la plus ancienne porte de la cité. Ebloui de merveilleux, l'œil survole les galeries d'art en nombre ici. L'esprit avide d'inouï se lézarde et s'ouvre sur une porte: deux ouvertures opposées et c'est un courant d'air qui vous propulse derrière une façade de pierres jointoyées de silence.
Pas tout-à-fait le silence.
Un léger frottement parvint à mon oreille à travers le rideau bruyant de la victoire des bleus. J'espérais en me retournant voir un nom qui m'indiquerait où je me trouvais. Pour toute réponse, un ciel bleu dans un cadre figurant une porte sans en être une. Pas de porte. A droite, à gauche, des tableaux: j'étais chez un peintre, mais je n'avais nullement pénétré chez lui. Je n'osais m'entreprendre d'un débat face à l'inquiétude qui se rebellait en moi. Le léger frottement reprit. J'avançai les mains pour mieux me diriger dans ce frêle bruit en papillon sonore. Je parvins au seuil d'un local empli de chevalets, de châssis assis dos aux murs, de matrices, d'essais jonchant le sol, et d'un tableau auquel travaillait un homme assis, que je devinai de dos tant il se confondait avec la toile criblée de bleu, nécrosée de bleu. Tout ce bleu était impossible, incompatible avec l'œil humain. L'homme se leva sans que ne bouge le bleu.
- Installez-vous! Vous êtes à l'heure. Etait-ce bien l'heure convenue? Je termine ceci et je suis à vous. Installez-vous, bissât-il coupant court à ma surprise d'une voix tendre que je reconnu sans la connaître. Tout en me tournant le dos, sa voix semblait me parler de face, stéréophonique d'hypnose. Puis il s'assit devant moi; sa voix lui était revenu à la bouche. Après s'être enquit de mon aise, il me demanda pourquoi j'étais ici à Cordes-sur-Ciel. Je ne su quoi répondre, craignant une réponse déjà devinée:
- Le tourisme, banalisai-je!
- Allons, allons, je vous connais. Pourquoi êtes-vous là?
Mon humaine surprise avait déjà quitté sa place en mon corps; il me restait tout de même un fond de révolte et d'offensive enfantine qui tente encore de faire le mur de l'incompréhension:
- Co... comment ça, vous me connaissez?
- Je sais que vous n'êtes pas un simple touriste. On ne revient pas sur un lieu touristique quatre fois en trois jours; alors?
- Mais justement Gabriel c'est parce que...
- Ah ha! Vous voyez, je vous connais puisque vous me connaissez, sinon je ne vous aurais pas invité! Vous me connaissez sans le savoir et vous deviez être là. Aujourd'hui. Car je vous cherchais.
- Gabriel, pardon mais expliquez-vous. J'ai beau aimer les paradoxes, mais même les subtilités nichées aux creux des oxymores m'apparaissent plus limpides que vos affirmations!
Et il débutât:
- Au commencement...
- Ah non! On dirait le début d'un mauvais roman, vous n'allez quand même pas me faire le coup de la Genèse?
- Non, non; surtout que la Bible est un faux en Ecritures. Bon... comment vous dire... Croyez-vous aux anges? Car voyez-vous beaucoup y croient parce qu’ils n’en ont jamais vu. C'est bizarre mais c'est ainsi: le merveilleux qui les maintient dans l'ignorance - ou l'inverse - se dissout quand s'incarnent leurs rêves.
Je ne pouvais qu'objecter de mon athéisme angélique; et pour parfaire mon scepticisme, je lui demandai pourquoi il était là, lui, s'il était bien l'ange qu'il voulait que je crusse.
- Je suis ici pour échapper aux autres emplumés; je me cache parce que j'en avais ras-le-bol du gardiennage. Nous autres garde-du-corps sommes de plus en plus amenés à faire la police devant l'insouciance des humains, l'inconséquence des êtres qui vivent comme s'ils étaient éternels. Nous avons échoué en créant un Dieu. Nous voulions un modèle auquel l'homme pourrait ressembler, un canevas mélioratif, un idéal pantographique. Nous l'avons créé pour que l'humain ait le courage de vivre, mais cet imbécile a cru bon l'enrober de la religion tant l'idée lui était inconfortable. On doit croire sans limite. La religion met des limites à dessein pour prélever ses droits de passage.
Le pire, c'est qu'en construisant un Dieu, nous avons manqué d'attention et laissé échapper le Temps qui ravage, depuis, la terre. Du coup, un décret fut promulgué et nous adjoignit la fonction d'éboueur en plus de celle de gardien de la paix intérieure de l'homme; inutile de vous dire que cela est impossible les septante premières années; après ça va mieux, de mieux en mieux, tellement mieux que nous nous retrouvons à moissonner des cadavres, des corps enfin en paix! Car voyez-vous, l'humain n'a vraiment la paix que lorsque la vie le quitte, il ne sait quoi faire avec la vie, comme si la rançon de la mort était la vie. Cette fonction d'éboueur m'était devenue pesante; je ne faisais plus que ça. J'ai bien posé réclamation, demandé l'aide des séraphins qui vont trois fois plus vite que nous avec notre seule paire d'ailes, proposé des aménagements, mais rien à faire; tout est cloisonné. Je ne voulais pas me laisser faire, mais à force de battre des ailes à droite, et surtout à gauche, on me mit sous bonne garde: trois archanges. Pour ne pas y laisser de plumes, je décidai de fuir: "sauves-toi le ciel ne t'aidera pas" me suis-je dis. Ah mon cher, si vous saviez comme le ciel est décevant désormais; il ne peut plus rien pour l'homme!
- Donc vous n'êtes pas déchu; vous êtes un ange déçu en somme!
- Tiens! ça me plaît, je retiens la formule. C'est vrai, je suis déçu, déçu, déçu...
Il ne pleura pas; un ange ne pleure pas; ne sourit pas non plus...
Le soir tombait froid. Je ne savais comment je me retrouvai sur les pavés de Cordes-sur-Ciel, pavés luisant d'une bruine qu'admonestaient les réverbères. Je sortais indubitablement du bleu envahissant d'un ange qui peignait le ciel ainsi que l'on tricote une couverture de camouflage, car comment expliquer que jamais je ne vis dans l'atelier de Gabriel, de tubes de couleurs, ni de pinceaux, ni l'ombre d'une palette ?

CT

jeudi 6 janvier 2011

1998


Soyons clairs, le foot, je n’aime pas ça. Courir après une balle m’a toujours semblé un peu… abject, et gamin je ne pouvais pas comprendre qu’on ne leur file deux ballons. Alors la coupe du monde, la coupe du monde… qu’en dire ?

Plantons le décors, peut-être, pour un peu mieux saisir. 1998, Mitry-Mory, petite ville de banlieue. Et moi, dans cette ville, 14 ans, adolescent parmi les adolescents, mais gras et sans saveur. Un petit gros.
En fait, non, je recommence. Si l’on veut comprendre, il faut remonter bien plus loin, bien avant ces 14 ans, quitter cet âge pour aller dans l’enfance même, mais alors cette écriture prend le risque d’être moins une écriture de croisière que je ne l’envisageais. Aller dans l’enfance, pourquoi pas, mais toujours avec prudence, car dans ces eaux troubles je me perds toujours un peu trop facilement.

L’essentiel : je détestais le sport. Un rejet viscéral, rejet qui répond lui même à ce foutu hors-jeu dans lequel j ‘étais d’emblée classé. Hors-jeu du sport, car hors-jeu bien plus global de l’utilisation du corps : verrouillage méthodique de toutes sensations, puis par la suite blocage de toutes les émotions, parvenir à anesthésier la vie, à peine respirer et ne pas faire de bruit ; ne plus faire de bruit. Ne pas se faire remarquer, une obsession qui durera 18 ans. Et 18 années, c’est assez long, finalement !

Et donc cet été sans saveur, soudainement la vie qui arrive avec tout son bordel, mon frère et ses amis envahissant le jardin, embarquant mes parents dans un mouvement colossal d’énergie et de bonne humeur, auquel le sort entier de l’Humanité semblait être lié. Ca y est, la France est en finale, et je crois n’avoir jamais vu mon frère aussi heureux

[je revois la photographie de ce gros de 14 ans, le visage peint en bleu-blanc-rouge, un sourire forcé pour lui aussi paraître heureux, et le drapeau est peint à l’envers]

En route pour Paris, place de l’Hôtel de Ville, une des premières fois sans doute, et ces milliers de personnes emplissant tout l’espace, l’esthétique très frappante de cette vue, et quelques 10 ans plus tard, quand je vivrai justement à deux pas de cette même place, souvent en la parcourant je me souviendrai en filigrane l’impression ressentie lors de cette première fois, et les images se superposeront alors étrangement, me plongeant avec force dans le vertige de la non-certitude, de l’hésitation diffuse : sommes nous maintenant ou avant ? ET il y aura alors toujours ma main qui se posera instinctivement sur mon ventre pour le sentir plat, et pour me rappeler ainsi que nous sommes maintenant.

[je revois la photographie de ce gros de 14 ans, le visage peint en bleu-blanc-rouge, un sourire forcé pour lui aussi paraître heureux, et le drapeau est peint à l’envers]

Des bousculades sur l’esplanade, un écran géant et des canettes de bière partout, des gens accrochés aux lampadaires, mon silence intérieur que je m’impose se fissure et je ressens enfin cette foule, j’effleure très légèrement une sensation après laquelle je courrai comme un forcené une fois devenu adulte, celle de faire parti d’un tout. Je n’ai aujourd’hui toujours pas les mots pour mettre dans une boite la chose, mais je la retrouve parfois au détour d’un livre, plus rarement d’une musique, ou parfois encore au milieu d’un groupe qui danse, aveugle et sourd. Se diluer dans l’Humanité, perdre son individualité, ne plus être soi –avec ses histoires et sa pensée- et devenir le tout, pour finir même par perdre les limites de son corps et n’être plus qu’un groupe avec tant de bras et de jambes, tant de peaux unies ; nous ne sommes plus limités, nous ne sommes plus un. Se fondre dans le groupe et aimer, se fondre dans cette foule et alors nous sommes l’Humanité, nous sommes nous même comme nous aurions pu être un autre, car sans distinction et ayant été placé dans un corps au hasard, nous sommes le tout.
Plus rare, et cependant si bon, quand ce même sentiment surgit dans les pages d’un livre, quand l’Essence même de l’Homme se trouve ici, quelle joie et quel apaisement d’être compris et de comprendre, de se découvrir des semblables.
Comme une résonance de ce premier instant, je continue à croire que les moments où nous fondons notre individu dans une énergie de groupe est le premier pas, et que la découverte et le travail de ce sentiment océanique, peut-être par la littérature, nous mènera encore plus en avant sur la recherche de l’Humanité.

Donc voilà, cette satanée place de l’Hôtel de Ville qui finalement me force, ne me laisse pas le choix et m’impose sa masse salvatrice. Et mes parents, laissant mon frère, me ramène en banlieue pour voir le match à la télévision, et je m’endors dès les premières minutes, épuisé par la découverte de l’Humanité que je viens de faire.
Victoire de la France, 3-0, et nous repartons pour les Champs Elysées où la ville s’enflamme, mais cette agitation ne provoque plus en moi qu’un ennui amusé, et tout cela me semble alors bien excessif et artificiel, je ne retrouve pas l’énergie brute rencontrée plus tôt dans la soirée, et je redeviens râleur.

Alors oui, bien sur, la coupe du monde, c’est la banlieue qui se permet enfin de venir à Paris, c’est chouette l’abolition des frontières invisibles, c’est chouette cette tolérance d’une journée, c’est beau, même, sans doute ! Et c’est chouette tous ces jeunes qui retourneront chez eux le lendemain matin, qui essuieront leur audace et continueront à s’autocensurer lorsqu’ils viendront à Paris, se cantonnant toujours aux mêmes quelques quartiers. Alors oui, bien sur, c’est chouette la coupe du monde, la France black-blanc-beur, tous ces « intégrés », comme on dira au 20 heures, tous ceux pour qui on prône l’intégration, alors qu’ils sont dans leur propre pays ! Ce même pays qui hissera Le Pen au deuxième tour des présidentielles seulement trois ans plus tard, sans aucun souci d’incohérence ! Alors oui, bien sur, c’est chouette le sport, c’est une solution à tout, à la morosité, aux racismes, à l’intolérance et au gris du ciel, et ça résoudra même sans doute la crise, non ?…

Alors voilà, avoir 14 ans en 1998, c’est en avoir 25 en 2010, et c’est regarder le chemin parcouru d’abord par soi, et puis par notre beau pays ! C’est regarder son ventre, et aujourd’hui sourire de ses vieux complexes. C’est regarder la situation politique, et se demander amèrement si la « tolérance » et l’amour de cet été 98 ont porté leurs fruits ? C’est regarder la joie des français dans de tels moments, et c’est comme sourire devant un gamin qui peut passer du rire à la colère en quelques secondes. Sauf que le gamin, lui, grandira…

GB

Il faisait chaud (1/5)


Il faisait chaud. Juillet dans la campagne portugaise ne pardonne pas. Le volant était brûlant, je revenais d'une fontaine à eau fraîche, j'appuyais sur la pédale car je ratais déjà le début du match...
La radio allumée, le commentateur à l'accent brésilien voulait absolument mettre dans sa poche toute la Lusitanie, mais comment pouvait-il être aussi innocent pour ne pas connaître l'amour que ce peuple porte à la France?Il faisait chaud. J'appuyais sur la pédale...

Il faisait chaud (2/5)


Mon frère se trouvait à coup sûr à l'étage. Un esprit jaune et vert régnait dans la maison. Serait-ce cette même langue qui l'approchait tant de cette équipe? A-t-il oublié son enfance? Il m'était difficile d'y croire. Mon cœur à moi battait bleu blanc rouge... Il faisait chaud.

Il faisait chaud (3/5)



« Gooloooooooooooooooooooooooooooooooooooooo» criais-je, mais pourquoi ai-je utilisé le portugais?

Il faisait chaud (4/5)


Et de deux ! Mon frère se pliait sur le canapé... une rage de mauvais perdant naissait en lui. Je profitais bien de ce moment pour l'énerver. Il faut dire que j'ai toujours été vilaine sous cette façade d'ange...

Il faisait chaud (5/5)


… une étoile... il faisait chaud... mon frère rouge de rage... la France en délire... le brésil en deuil... le Portugal indifférent!

Le monde en coupe


1998. Coupe du monde de football. Ça fait des mois qu'on nous rabache les oreilles avec ça, au point d'occulter les autres informations.

Le foot, c'est un peu comme la bagnole, ça fait ressortir des aspects obscurs des personnalités. De grands rebelles se révèlent alors de fabuleux "homo ballonrondus", reconnaissables à leurs bières et aux beuglements caractéristiques qu'ils poussent en chœur lorsque la balle réussi à feinter le gardien, ou pas. Les cris diffèrent alors, un peu comme la sirène du premier mercredi midi quand elle s'éteint. Défouloir émotionnel moderne, comme les exécutions jadis. Le foot semble alors être un moindre mal.

J'ai profondément haï les sports co' du jour où, au basket, m'apprêtant à rattraper une balle sur le point de sortir, commençant à allonger le bras, il s'est trouvé saisi, retenu en arrière par la main d'une joueuse du camp adverse, le ballon rebondissant inéluctablement à l'extérieur des limites du terrain... Je ne crois pas avoir envoyé mon autre main dans sa figure. Je me souviens bien, par contre, que l'arbitre n'a pas sifflé la faute. "Pas vue, pas prise!" Chiqué.

A quoi bon regarder des gens jouer à ne pas respecter les règles sans se faire prendre?

Et puis, l'engouement s'étend, enfle. Les filles de mon entourage s'y mettent peu à peu. Il faut dire que le sex-appeal des joueurs, leurs liens avec le monde du mannequinat (Eva Evangelista entre autres) et le glamour qui s'y rattache y joue pour beaucoup. Gentlemen footballeurs.

Le lynchage en règle d'Aimé Jacquet par les journalistes sportifs, l'acharnement qu'ils mettent à pourrir son image me pousse beaucoup plus à soutenir l'équipe. Je n'aime pas les groupes qui se renforcent en détruisant autrui. Méprisable.

La force de caractère dont il fait alors preuve, le soutien des joueurs... peut-être que ce lynchage a renforcé la cohésion du groupe ? Quand l'intégrité du groupe est remise en cause, on oublie les divergences, on se soude. Une équipe. Une vraie.

Une machine à rabattre les claques-merde. Indestructible. Parce que. 
Autre gros titre, le "black, blanc, beur" : une nouvelle recette nationale, sorte de "jambon-beurre" sportif ?

Dans l'armée, les troupes métissées c'était surtout dans la légion. Gagner sa nationalité par le "mercenariat". Gagner le respect par la victoire sportive. L'immigration choisie. Ça fait mal. Ça fait mal pour les autres, tous les autres, ceux perdus sur d'autres champs, de vraies batailles. Ça fait mal d'entendre claquer les drapeaux des nationalismes, de voir fleurir les communautarismes. Les gens font la fête, les uns contre les autres. Jusqu'à la finale. Et là, c'est un petit miracle dans Paris. Les barrières culturelles s'effondrent et la joie déferle dans les rues. La place à côté est tellement pleine de voitures qu'elles n'avancent plus. Les gens sortent de chez eux avec les enfants. On pleure, on rit, on est heureux, libres. Libres? Soulagés et fiers. Je suis fière pour eux. Même les brésiliens, pris dans la tourmente sèchent leurs larmes et se laissent emporter par la liesse. C'est la victoire du sport, le vrai. C'est beau des moments comme ça. Ça fait du bien. L'Homme est aussi capable de ça. "Aide-toi, le ciel t'aidera !"

Et puis… la tempête l'année suivante. Et puis le 11 septembre, la peur, la haine. Le profit personnel qui ronge l'économie...
Et si on changeait ?

Liliblues, Paris le 18 septembre 2010

Le mondial selon Sophie

J'ai fait la connaissance de Sophie dans des circonstances somme toute assez banales. C'était lors d'une excursion organisée par l'association des étudiants en histoire de l'art de l'université de Lille 3. L'objet du déplacement était la cathédrale Notre Dame de Chartres.

Nous revenions de visiter l'édifice médiéval et je m'étais engouffré dans le bus quand il prit à Sophie - ainsi se prénommait celle qui me suivait et que donc je précédais - l'envie de me parler. C'est de la sorte que nous avons sympathisé. Échange de parole d’abord, échange de regard ensuite et échange de numéros de téléphone deux jours plus tard, à moins que ce ne soit une semaine.
A vrai dire, avec le recule je dois avouer que ma perception du temps est assez marquée par les doutes qui me taraudaient alors quant à la nature de cette première rencontre.

Mais d’une chose je suis certain : il a fallu deux à trois mois, si ce n'est plus, avant que je ne sois invité à l’anniversaire de Sophie et que, comme on dit dans le langage adolescent, nous ne sortions ensemble. A croire qu'avant qu'un garçon et une fille désireux d'être ensemble ne se rencontrent, qu'importe avec qui ils sortent - ami(e)s ou parents - dans le fond ils sont toujours seuls.

Cela dit, si je vous parle de Sophie, ce n'est pas pour faire une analyse des amours adolescentes, d'autant qu'au moment dont je vous parle nous nous éloignions, l’un et l’autre, de manière réciproque, imperceptible et involontaire, farouchement de l'adolescence. C'est plus parce que c'est avec Sophie que j'ai suivi l'aventure des bleus dans le cadre du mondial de 1998, devenu célèbre, ou comme dirait si justement un ami : « passé à une postérité sociologique imprévisible ». Et de poursuivre : « le panthéon ne reçoit pas que des morts aux actes mémorables, mais aussi des vivants aux actes éphémères. »

Bref, cette période coïncide pour moi avec la découverte du monde de Sophie. Et quand je vous parle du monde de Sophie, je ne fais pas allusion à l'ouvrage homonyme de Jostein Gaarder qui fut un événement éditorial sorti en France, trois ans avant l’événement amoureux et footballistique dont je suis en train de vous parler.

Le monde de Sophie, disais-je, avait cette particularité, contrairement au mien, de donner l'impression d'être bien organisé, constant, voire « rangé ». En effet, cette jeune demoiselle alors âgée d’une vingtaine d’années avait pour amis, un groupe qu'elle fréquentait depuis au moins le collège, si ce n'est l'école primaire. Disons pour être clair qu'elle avait des amis d’enfance.
À l’inverse mon monde était fait de rupture et d'éloignement. J'ai eu des amis, je les ai perdu de vue, j'en ai eu d'autres que j'ai à nouveau perdu de vue. Mais au moment où je faisais la connaissance de Sophie, mon univers s'était tant bien que mal stabilisé. Je vivais dans une famille depuis près de 6 ans. J'y resterai 2 ans de plus avant que de ne prendre un début d'indépendance. Celle-ci prit effet au moment ou j’ai quitté la banlieue lilloise pour aller poursuivre mes études à Paris.

Mais à la période que j'évoque ici, j'étais à Lille et le mondial bâtait son plein. Cet événement fut pour moi l'occasion de côtoyer les amis de Sophie. La sensation que je garde de ce moment là de mon existence, c'est que, bien que solitaire, j'avais beaucoup d'amis mais, dans le même temps, je plongeais pleinement dans l'univers de Sophie, et laissait mon monde à l'arrière plan. Jamais par exemple Sophie et moi n'avons passé une soirée avec mes amis. Par contre le nombre de soirées passées en compagnie de ses amis ne se compte pas et puis d'ailleurs, cela ne me posait aucun problème, bien au contraire. J'étais assez friand de faire de nouvelles rencontres et plus précisément de mettre mon univers entre parenthèses. De plus, mes amis et moi étions peu adeptes des réunions de groupe. Nous en avons certainement organisé et avons sans doute participé à certaines mais je n'ai pas souvenir que le groupe ait eu pour nous l'importance qu'il semblait revêtir pour Sophie et ses amis.

Les camarades de Sophie, garçon ou fille avaient des personnalités affirmées, hautes en couleur.
Z., par exemple, se distinguait par sa constance à porter des vestes et à être toujours très élégamment sapé - pour reprendre une expression d'obédience zaïroise. Enfant de la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine dans l'agglomération lilloise, rien chez lui, dans son accoutrement ne trahissait un quelconque lien avec celle-ci. Il était comme on dit dans le jargon, bien intégré. Il avait appris ou compris ce sacerdoce républicain ; et l’habit fait le moine.
Stephen, quant à lui, était batteur de jazz. Deuxième enfant d'une famille de trois, issu d'un mariage mixte franco-suédois, il se destinait clairement à faire carrière dans le jazz. Carrière qu'il poursuit toujours, tout comme son frère aîné, lequel est pianiste. Tous deux jouent actuellement ensemble dans un trio qui porte leur nom.

Ralph était quant à lui désigné comme le fondu de l'Inde. Je n'ai pas souvenir qu'il ait des liens particulier avec l'histoire de l'immigration. Tout ce que je sais et qu'il m'importe de signaler ici, c'est qu'il jouait du saxophone, que c'était un étudiant brillant et que c'est chez lui que je suis tombé sur une autobiographie de Miles Davis. Laquelle autobiographie allait, un peu plus tard, m'ouvrir les portes de l'univers du jazz. Dans le groupe, il y avait également une fille dont j'ai oublié le prénom et qui dans mes souvenirs se présente comme une féministe convaincue, presque convaincante, mais avant toute chose adoratrice de l'œuvre de Marguerite Duras. Elle avait un franc parlé que j'appréciais beaucoup.

Ah… J'étais sur le point d'oublier la copine de Z., il faut dire qu'étant la copine de Z., disons qu'elle m'apparaissait plus effacée, plus en retrait que les autres. Sans doute parce que, comme c'est bien souvent le cas, quand on est, ce que l'on nomme maladroitement, « une pièce rapportée » dans un groupe depuis si longtemps formé, il est plus difficile de trouver sa place et de s'affirmer.

Et plus j'y songe et plus je me dis qu'on peut, peut-être, mettre en parallèle, la difficulté qu'éprouve à se faire une place dans un groupe depuis longtemps constitué une « pièce rapportée » et la difficulté que rencontrent les immigrés à se faire une place au sein des nations depuis longtemps constituées. Nations parmi lesquelles se trouve la France bien évidemment. Il m'apparaît avec d'autres qui y ont songé bien avant moi, plus que jamais, intéressant de s'interroger sur le concept de nation à l'heure où cette invention est remise en question par le phénomène de mondialisation. C'est sans doute le meilleur moment parce que c'est à l'instant où l'on le démonte qu'il est plus propice d'en observer le mécanisme et d'en révéler les failles, les travers, voire les dysfonctionnements. Mais mon hypothèse avancée ne résiste pas à l'analyse, il n'y a qu'à regarder les conflits qui naissent dans des nations beaucoup plus jeunes que la France. Non… Décidément, je crois que tout repose essentiellement sur le fait que dès lors qu’on pense en terme de groupe on pense presque inévitablement exclusion. Est-ce à dire pour autant que le groupe est par essence une formidable machine à exclure ou plutôt à produire de l'exclusion ? Comme je ne crois pas à l’essence, je m’interroge : mais alors, quel serait le remède à ce mal ? Et là je suis tenté de répondre : sa capacité à s'ouvrir, à s'affranchir de ses propres limites, en d'autre termes sa flexibilité. Après tout l’homme est au fondement du principe même de groupe, il est donc en mesure d’en définir les contours.

Mais tandis que j'entre dans ces digressions, je m'éloigne de la belle Sophie... Que dire d'elle ? Si ce n'est que j’étais surpris par sa timidité que je jugeais presque maladive. Ma surpris tient au fait qu'à première vue, Sophie me donnait plutôt l'impression d'être une personne très sur d'elle. Mais plus tard, je comprendrais qu'elle et moi étions quelque part semblable. J’entends par là que fondamentalement nous n'étions pas timides, mais que nos expériences respectives de la vie nous avaient appris à faire preuve de beaucoup de réserve et à ne rien prendre pour argent comptant.

En toile de fond de ma découverte de l'univers de Sophie, l'équipe de France passait progressivement les barrages de la coupe du monde en éliminant un à un ses adversaires jusqu'aux quarts de final. Dès cet instant, nous avons commencé – Sophie, ses amis et moi - à y croire et à nous rassembler autour du poste de télévision, pour suivre l'aventure des bleus. Notre idéal d’une France unie par delà ses différents et ses différences était en route. Nous devions la soutenir. Que dis-je ? Nous avions obligation morale de la supporter vers son but. L’équipe de France qualifiée pour les demi-finales, cela à donné lieu à des scènes de liesse dans les rues de la ville de Roubaix, où nous nous trouvions, et partout ailleurs dans le pays.

Nous avons fait parti de ces gens qui sont sortis crier leur joie dans les rues avec leurs voisins. Toutefois, soyons précis. Je dis nous mais je n'ai pas participé à tout ça. Et ce, bien qu'heureux de voir ces manifestations de joie et solidaire de tout ce tapage. Car il y avait, en effet, quelque chose de grisant dans les coups de klaxons qui résonnaient dans les rues de l’agglomération. La joie, le bonheur ont une force à laquelle tout individu normalement constitué, c’est à dire doué de sensibilité ne peut résister. Oui, je dois le reconnaître, il était excitant de voir les passagers des voitures circulant à vive allure sur l'avenue du parc Barbieux brandir ces drapeaux tricolores. Ils auraient certes pu être d'une autre couleur l'important étant ce qu'ils signifiaient pour nous à ce moment là, à savoir un rêve qui se concrétise, se réalise.

Le sport est fédérateur dit-on. Mais je n'ai pas totalement participé à la folie qui s'était emparé des Français. Je doutais de cette nouvelle idole autour de laquelle on nous invitait à danser. Je restais donc sur mes réserves d’autant que j'avais un vieux compte à régler avec ce « pays de malheur » - pour reprendre le titre de l'ouvrage à deux mains du sociologue Stéphane Beaud. Ah la France et son administration légendaire ! Mais j'y viens. Pour l'instant c'est encore le football et la fête qui m'entourent qu'il m'importe d'évoquer.

La qualification de l’équipe de France pour la finale fut le gâteau sur la cerise. J'ai bien évidemment vécu la victoire des bleus en finale face au Brésil, en compagnie de Sophie et de ses amis. Mais ma joie était toujours mitigée car quelque chose au fond de moi m'empêchait de prendre pleinement part à la fête. Quelque chose au fond de moi me retenait d'accepter la part de gâteau qui m'était tendue. Et ce quelque chose n'était autre que le contentieux que j'avais à régler avec la politique française sur la question migratoire. En effet, à l'époque j'étais détenteur d'un titre de séjour « provisoire » - comme il est si joyeusement spécifié sur le document, au cas où il prendrait l'envie au migrant, ou à l’immigré doux rêveur que j'étais et que je suis, d'oublier que son séjour relevait du provisoire.

Ah, maudit titre de séjour ! Document dont le renouvellement annuel me causait le plus grand désagrément. Une semaine avant de me rendre à la préfecture pour remplir les formalités, j'étais pris de terribles crises d'angoisses qui se manifestaient par des insomnies récurrentes avant la date butoir. A cette date précise, le sol national se dérobait sous mes pieds. Je flottais dans le vide et en dessous de moi il y avait un gouffre, un abîme, dans lequel je ne voulais pas sombrer. Mais comme chacun sait, dans ces moments là, notre imagination et sa capacité à anticiper, nous fait vivre ce qui ne s'est pas encore produit. Et je vous prie de me croire : par moment, l'imagination dépasse la réalité.

Ceci étant, mon inquiétude n'était pas liée au seul fait que mon séjour puisse ne pas être reconduit. Non, c'était surtout l'accueil – je devrais plutôt dire l'absence d'accueil - qui nous était réservée à nous autres immigrés, dans les bureaux de la préfecture - qui générait en moi le plus d'angoisse.

Dans ce lieu nous avions tous l'air de pauvres misérables qui venions faire l'aumône. Et l'ambiance était teinté d'un racisme à peine voilé. Lequel racisme s'exprimait aux travers de propos de fonctionnaires zélés peu enclin à la compassion. Des propos tels que « je ne vois que du noir aujourd'hui, je dois avoir un soucis aux yeux », hurlés dans les couloirs de l'administration afin que chacun d'entre-nous en goûte la saveur ou la finesse, selon, ne laissait aucune ambiguïté quant au sens profond de ces paroles tant, dans le ton de la personne qui les proférait, que dans la forme qu'elle lui conférait, il y avait un mépris évident. Mépris pour les gens dont pourtant l'accueil garantissait à ce fonctionnaire aigri son propre salaire, sa propre pitance. Mais bon, peut-être y avait-il trop longtemps que ce dernier mettait de l'eau dans son vin et que dégoûté, et surtout incapable d'assumer les mauvais choix qu'il avait fait toute une existence durant, il n'avait pas trouvé mieux que de s'en prendre à plus faible que lui. Je dis faible, mais entendons nous bien, affaibli non seulement par les tracas quotidiens dans lesquels il se dépêtre, mais également par les vicissitudes liées aux conditions réservées aux immigrés par la politique migratoire française. Mais passons.

Tous ces éléments contenus en moi, faisaient que je ne pouvais pleinement prendre part à ce carnaval qui avait été spontanément improvisé dans les rues de France. Je ne pouvais adhérer pleinement à la joie des supporters de l'équipe de France. Disons le simplement, j’émettais quelques réserves à tout cela.

Il m'est même arrivé, durant toute une période de toujours soutenir l'équipe adverse, par principe. De la même manière que dès lors qu'une équipe était annoncée favorite, qu'il s'agisse de l'équipe de France ou d'une autre, je soutenais celle dont la victoire n'était pas assurée. Le défi pour moi se trouvait là et pas ailleurs.

Bref, la victoire des bleus acquise, Sophie, ses amis et moi avons suivit le cortège bruyant qui, si mes souvenirs sont exacts, avait pour destination la Grand Place de Lille. Mais plus nous nous approchions du lieu du rendez-vous, plus l'enthousiasme de la foule déclinait. La conclusion que je tire aujourd'hui de ce progressif désintérêt pour la fête, c'est que tout ça n'était qu'une simple euphorie collective. Une grande mascarade. Je veux dire par là, que c'était une joie passagère, non construite, presque sans objet. Il faut dire qu'une victoire sur un terrain de foot demeure une victoire sur un terrain de foot. Certes, cette joie était la manifestation du souhait d'une grande majorité des français de ma génération de voir sa part cosmopolite prendre les devants et pleinement exister. Mais cela se passait sur un terrain de football et de là à ce que cette joie déborde sur le terrain de la réalité, beaucoup n'y croyaient pas. Passé la griserie, venait la réalité et ses droits, ses obligations. En somme, le quotidien d'une France, sans doute consciente qu'elle avait un problème avec ses étrangers mais qui ne savait décidément pas par quel bout empoigner ce qui faisait son défaut pour en faire une qualité.

Ma génération savait qu'elle n'avait que si peu d'influence sur la sincérité des liens que l'institution France avait noué avec une partie de sa population. Sincérité, vidée de son sens, galvaudée, bradée par dessus le marché pour des intérêts dont aujourd'hui encore je peine à trouver la teneur. Mais d'une chose je suis sûr, cet intérêt placé plus haut que le bien être ou le simple bon accueil d'une partie de la population - immigrée, bon gré, mal gré - n'en valait pas la chandelle.

Cela étant, les immigrés ne sont que la partie visible de l'iceberg, ils ne sont pas les seuls à pâtir de ce mépris dont fait preuve l'institution France à l'égard des siens. Mais je ne tiens pas m'étaler sur la question. D'autres occasions se présenteront, alors je développerai.

Pour l'instant, disons juste qu'aujourd'hui en France chacun tient à garder sa place et que dans chaque institution la peur semble être le seul ferment qui lie les individus les uns aux autres. La crise n'arrange rien à l'affaire. Et puis, dans les lieux, espaces culturels, musées où la France devrait interroger son rapport aux autres, c'est le même consensus mou qui domine, règne et dicte sa loi.
Cette atmosphère délétère, ne rend nullement service, ni à l'institution France, ni aux citoyens français. Bien au contraire.

Et je suis français, même si certains en doute. Je dis cela parce qu'au moment où je vous parle, le ministère de l'immigration et de l'identité nationale à lancé un débat sur devinez quoi ? L'identité nationale. Mais bon sang où va-t-on? Je n'ai pas besoin d'un débat sur l'identité nationale pour savoir ce que c'est que d'être français. La seule différence, tient peut-être dans le fait que je n'ai pas une conception crispée de la nationalité, contrairement à ceux qui ont lancé cette mascarade. Car il s'agit bien d'une mascarade, et au mieux rien ne sortira de tout ça. Au pire, sur un papier on inscrira quelques banalités qui seront aussitôt caduques, nulles et non avenues la seconde d'après mais qui, en attendant, feront des dégâts colossaux dans la psyché d'un certain nombre d'individus. Des individus que quatre générations plus tard on nommera toujours « issues de l'immigration » et ceci bien que l'on sache que la grande majorité des Français est issue de l'immigration.

Et tout ça parce quelques politiques en manque d’imagination et de projet, juste intéressés par leur petite personne, brassent de l'air tout en feignant, par fainéantise de ne pas comprendre ce propos de Maryse Condé, selon lequel : « l'identité ne se dit pas, elle se vit ! ». Les seules choses qui restent sur un papier sont des lois qui définissent des règles, un cadre et un espace pour le vivre ensemble. De la même manière que sur un terrain de football des lignes déterminent les limites du terrain et que l'arbitre est là pour faire respecter les règles. Le concept de « français de souche » qui circule actuellement est nauséabond car il n'est pas loin de l'idée de pureté dont nous connaissons tous bien les dérives. Cela fait froid dans le dos surtout lorsque l’on s’entend avec le poète William Carlos Williams pour dire que « les pures produits deviennent fous ».

Mais, Sophie dans tout ça ? Me direz vous... J’y viens… j’y reviens. Non, j’y suis encore et toujours. Elle est le fil conducteur, je la suis, elle qui me rassure et m’empêche de croire que la situation est désespérée et que rien ne peut-être sauver.

Quelques temps après le mondial, Sophie s'est décidée à prendre le large en direction de l'Angleterre et à nouveau je perdais mes repères. Un an plus tard à mon tour je prenais mon envol vers Paris, la capitale. Il fallait bien que nous quittions définitivement l’adolescence, que nous poursuivions nos espoirs, que nous tentions notre chance dans ce monde, dans cette vie qui ne nous promettait pas grand chose à part peut-être de la sueur et des larmes. Plus tard, bien plus tard, Sophie et moi nous nous sommes recroisés une ou deux fois puis plus rien si ce n'est le silence. Pourtant, de temps à autre il m'arriverait de penser à elle comme on songe aux gens dont on se dit que certainement plus jamais on ne les reverra, parce qu'on n'a gardé aucun contact ni avec eux, ni avec un de leurs proches.

Il faudra attendre, une dizaine d'année et l'invention du célèbre réseau social sur internet pour que le souvenir de Sophie revenant à nouveau à mon esprit, je me décide à reprendre contact avec elle. Nous nous sommes donc revus et avons évoqué ensemble le temps passé, nos chemins parcourus et bien sur le souvenir d'amis en commun, mais pas le bon vieux temps. Car de bon vieux temps pour nous il n'y en a pas. Nous sommes bien trop jeunes pour radoter et puis nous pensons surtout que le bon vieux temps reste à venir. La vie, il faut la vivre pour la raconter. Telle est la devise de notre génération. Il faut dire que nous sommes convaincus que jusque là nous n’avons fait que commencer à recoller des morceaux de nos histoires pour pouvoir enfin commencer à vivre et donc à nous raconter en évitant tant que faire se peut de "nous la raconter", comme on dit.

Aujourd'hui, à quelques jours du nouveau mondial 2010 qui se tiendra en Afrique du Sud, je viens d'apprendre que l'équipe de France - grâce à une main de Thierry Henry - s'est qualifiée au détriment de l'Écosse. Et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, j'en ri. Mon intérêt pour le football, se limitant désormais au parti en amateur que nous faisons parfois entre amis. J'ai, effectivement fini par admettre ce que d'aucuns n'avaient de cesse de me rabâcher, à savoir que dès l'instant où l'argent se glisse dans les jeux d'enfant, on érige un simple jeu à un degré d'avilissement tel qu'il en perd toute sa saveur première.

Dorénavant, je considère le football professionnel pour ce qu’il est devenu. A l’exemple de la quasi-totalité des activités humaines, ce n’est ni plus, ni moins qu’un gros business. Et, il me fait penser à ces poules que l'on élève en batterie, à ces fruits que l'on fait pousser sous serre. Alors, sans vouloir le parodier, je m’interroge avec Bashung - paix à son âme de grand Monsieur : « La vie sous serre, à quoi ça sert ? ».

Bref, autant parler de la fin de la simplicité, et de toute authenticité, au sens de toute sincérité. Et il m'est soudain étrange de constater que le fait de complexifier une chose – à l’origine somme toute simple - soit devenu la marque de fabrique du professionnalisme. Et ce, alors que dans le même temps l'on admire les gestes simples. Décidément, une bonne partie de l'humanité ne sait pas comment se divertir du temps qui passe.

Le temps a passé, j'ai obtenu la nationalité française après moult tracas et le plus marrant dans l'histoire – ironie du sort diraient d'aucuns - c'est que je travaille depuis bientôt trois ans dans une institution qui oeuvre pour l'insertion professionnelle des laissés pour compte. On me parlera d'intégration, et moi j'évoquerais le temps perdu avant que de ne pouvoir prendre part à la chose public. J'évoquerais également, la peur de perdre ses papiers, le doute qui vous assaille quant à votre avenir sur le territoire national. Les envies d'agir pour que les choses changent, mais toujours repoussées au lendemain parce qu'une voix s'est immiscée dans votre esprit qui vous dit que vous n'êtes pas ici chez vous, que vous n'êtes pas le bienvenu. Alors vous repoussez le rêve à plus loin, à plus tard en espérant ne pas devenir fou d'avoir tant de chaînes à vos pieds et dans votre tête.

Allez : "Soldat sans joie, va déguerpie..." l'amour est ta fosse et ta compagnie !


Bamako, le 6 novembre - Paris, 4 mai 2010

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