jeudi 6 janvier 2011

1998


Soyons clairs, le foot, je n’aime pas ça. Courir après une balle m’a toujours semblé un peu… abject, et gamin je ne pouvais pas comprendre qu’on ne leur file deux ballons. Alors la coupe du monde, la coupe du monde… qu’en dire ?

Plantons le décors, peut-être, pour un peu mieux saisir. 1998, Mitry-Mory, petite ville de banlieue. Et moi, dans cette ville, 14 ans, adolescent parmi les adolescents, mais gras et sans saveur. Un petit gros.
En fait, non, je recommence. Si l’on veut comprendre, il faut remonter bien plus loin, bien avant ces 14 ans, quitter cet âge pour aller dans l’enfance même, mais alors cette écriture prend le risque d’être moins une écriture de croisière que je ne l’envisageais. Aller dans l’enfance, pourquoi pas, mais toujours avec prudence, car dans ces eaux troubles je me perds toujours un peu trop facilement.

L’essentiel : je détestais le sport. Un rejet viscéral, rejet qui répond lui même à ce foutu hors-jeu dans lequel j ‘étais d’emblée classé. Hors-jeu du sport, car hors-jeu bien plus global de l’utilisation du corps : verrouillage méthodique de toutes sensations, puis par la suite blocage de toutes les émotions, parvenir à anesthésier la vie, à peine respirer et ne pas faire de bruit ; ne plus faire de bruit. Ne pas se faire remarquer, une obsession qui durera 18 ans. Et 18 années, c’est assez long, finalement !

Et donc cet été sans saveur, soudainement la vie qui arrive avec tout son bordel, mon frère et ses amis envahissant le jardin, embarquant mes parents dans un mouvement colossal d’énergie et de bonne humeur, auquel le sort entier de l’Humanité semblait être lié. Ca y est, la France est en finale, et je crois n’avoir jamais vu mon frère aussi heureux

[je revois la photographie de ce gros de 14 ans, le visage peint en bleu-blanc-rouge, un sourire forcé pour lui aussi paraître heureux, et le drapeau est peint à l’envers]

En route pour Paris, place de l’Hôtel de Ville, une des premières fois sans doute, et ces milliers de personnes emplissant tout l’espace, l’esthétique très frappante de cette vue, et quelques 10 ans plus tard, quand je vivrai justement à deux pas de cette même place, souvent en la parcourant je me souviendrai en filigrane l’impression ressentie lors de cette première fois, et les images se superposeront alors étrangement, me plongeant avec force dans le vertige de la non-certitude, de l’hésitation diffuse : sommes nous maintenant ou avant ? ET il y aura alors toujours ma main qui se posera instinctivement sur mon ventre pour le sentir plat, et pour me rappeler ainsi que nous sommes maintenant.

[je revois la photographie de ce gros de 14 ans, le visage peint en bleu-blanc-rouge, un sourire forcé pour lui aussi paraître heureux, et le drapeau est peint à l’envers]

Des bousculades sur l’esplanade, un écran géant et des canettes de bière partout, des gens accrochés aux lampadaires, mon silence intérieur que je m’impose se fissure et je ressens enfin cette foule, j’effleure très légèrement une sensation après laquelle je courrai comme un forcené une fois devenu adulte, celle de faire parti d’un tout. Je n’ai aujourd’hui toujours pas les mots pour mettre dans une boite la chose, mais je la retrouve parfois au détour d’un livre, plus rarement d’une musique, ou parfois encore au milieu d’un groupe qui danse, aveugle et sourd. Se diluer dans l’Humanité, perdre son individualité, ne plus être soi –avec ses histoires et sa pensée- et devenir le tout, pour finir même par perdre les limites de son corps et n’être plus qu’un groupe avec tant de bras et de jambes, tant de peaux unies ; nous ne sommes plus limités, nous ne sommes plus un. Se fondre dans le groupe et aimer, se fondre dans cette foule et alors nous sommes l’Humanité, nous sommes nous même comme nous aurions pu être un autre, car sans distinction et ayant été placé dans un corps au hasard, nous sommes le tout.
Plus rare, et cependant si bon, quand ce même sentiment surgit dans les pages d’un livre, quand l’Essence même de l’Homme se trouve ici, quelle joie et quel apaisement d’être compris et de comprendre, de se découvrir des semblables.
Comme une résonance de ce premier instant, je continue à croire que les moments où nous fondons notre individu dans une énergie de groupe est le premier pas, et que la découverte et le travail de ce sentiment océanique, peut-être par la littérature, nous mènera encore plus en avant sur la recherche de l’Humanité.

Donc voilà, cette satanée place de l’Hôtel de Ville qui finalement me force, ne me laisse pas le choix et m’impose sa masse salvatrice. Et mes parents, laissant mon frère, me ramène en banlieue pour voir le match à la télévision, et je m’endors dès les premières minutes, épuisé par la découverte de l’Humanité que je viens de faire.
Victoire de la France, 3-0, et nous repartons pour les Champs Elysées où la ville s’enflamme, mais cette agitation ne provoque plus en moi qu’un ennui amusé, et tout cela me semble alors bien excessif et artificiel, je ne retrouve pas l’énergie brute rencontrée plus tôt dans la soirée, et je redeviens râleur.

Alors oui, bien sur, la coupe du monde, c’est la banlieue qui se permet enfin de venir à Paris, c’est chouette l’abolition des frontières invisibles, c’est chouette cette tolérance d’une journée, c’est beau, même, sans doute ! Et c’est chouette tous ces jeunes qui retourneront chez eux le lendemain matin, qui essuieront leur audace et continueront à s’autocensurer lorsqu’ils viendront à Paris, se cantonnant toujours aux mêmes quelques quartiers. Alors oui, bien sur, c’est chouette la coupe du monde, la France black-blanc-beur, tous ces « intégrés », comme on dira au 20 heures, tous ceux pour qui on prône l’intégration, alors qu’ils sont dans leur propre pays ! Ce même pays qui hissera Le Pen au deuxième tour des présidentielles seulement trois ans plus tard, sans aucun souci d’incohérence ! Alors oui, bien sur, c’est chouette le sport, c’est une solution à tout, à la morosité, aux racismes, à l’intolérance et au gris du ciel, et ça résoudra même sans doute la crise, non ?…

Alors voilà, avoir 14 ans en 1998, c’est en avoir 25 en 2010, et c’est regarder le chemin parcouru d’abord par soi, et puis par notre beau pays ! C’est regarder son ventre, et aujourd’hui sourire de ses vieux complexes. C’est regarder la situation politique, et se demander amèrement si la « tolérance » et l’amour de cet été 98 ont porté leurs fruits ? C’est regarder la joie des français dans de tels moments, et c’est comme sourire devant un gamin qui peut passer du rire à la colère en quelques secondes. Sauf que le gamin, lui, grandira…

GB

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